Chapitre 40
Le piège
Le jour choisi par Sylvain pour procéder à l’installation de son piège magique, Tatiana réunit tout le monde au salon et leur fit ses recommandations. Elle répéta à Christian, Sylvain, Paul et Alexei que seul l’amour pourrait vaincre l’obscurité, et que personne ne devrait se mettre en colère en présence du Faucheur.
Danielle, Maryse et Alexanne étaient assises ensemble sur le canapé et écoutaient les paroles de la fée en se demandant ce qui se passerait. Elles avaient évidemment confiance en ces soldats de lumière, mais personne ne savait vraiment de quoi était capable Desjardins. Simon se tenait en retrait. Il aurait aimé voir le duel, mais quelqu’un devait rester à la maison, au cas où le fourbe procureur en profiterait pour lâcher tous les rôdeurs de l’enfer sur les femmes et le bébé de Sylvain.
Après une longue discussion qui avait duré tout l’avant-midi, l’équipe avait décidé de ne pas emmener le père Collin, afin qu’il reste quelqu’un pour combattre le mal avec Tatiana si le sorcier leur échappait.
La guérisseuse s’adressa ensuite à son jeune frère.
— N’abaisse pas ton bouclier. Alex. Laisse ton adversaire s’épuiser sans réagir. Lorsqu’il se sera suffisamment affaibli, frappe-le pour l’assommer. Cela donnera le temps à l’inspecteur Pelletier de le menotter.
— C’est plus facile à dire qu’à faire, marmonna l’homme-loup.
— Ce ne sont que des recommandations pour t’éviter d’autres dettes karmiques.
— Je tenterai de rester calme, mais si le Faucheur essaie de me tuer, je me défendrai.
— Alors, ferme tes oreilles à ses paroles empoisonnées.
— J’aimerais que tu survives, ce soir, ajouta Alexanne, tendue.
— Je n’ai pas peur de mourir pour protéger ceux que j’aime.
— Nous ne laisserons rien lui arriver, jeune fée, promit Paul.
Portant de gros sacs à dos, auxquels pendaient de petits fanaux, les quatre volontaires se mirent en route. Seuls Christian et Paul étaient armés. Alexanne les suivit jusqu’au fond du jardin.
— Tu restes ici, ordonna son oncle en pivotant vers elle.
— Ouais… je l’ai déjà promis à tante Tatiana. Mais si jamais je sens que tu es en danger de mort…
— Tu restes ici, répéta l’homme-loup sur un ton encore plus dur.
Alexei se retourna et s’enfonça dans la forêt, aussitôt suivi de ses trois amis. Ils marchèrent en silence jusqu’au cromlech, puis se mirent au travail. Chacun savait ce qu’il devait faire. Sylvain s’installa au milieu du cercle de pierres. Il enleva le couvercle du récipient de peinture à l’eau blanche et en remua le contenu avec un petit bâton. Pendant ce temps, Paul et Christian installèrent les lampes sur le sol entre les menhirs, afin qu’ils ne soient pas complètement dans le noir lorsque le soleil aurait disparu. Puis, carabines en main, ils montèrent la garde.
Alexei pénétra dans le cercle et observa Sylvain, qui avait commencé à tracer le premier pentagramme au pinceau.
— Pourquoi n’utilises-tu pas du sang comme le Faucheur ? s’étonna-t-il.
— Parce que nous ne sommes pas des sorciers, évidemment. Ta sœur et moi avons concocté cette mixture en suivant les conseils des anges. Les seuls éléments divins qu’elle ne contient pas, ce sont leurs plumes.
Christian remarqua alors le soudain mouvement de tête de l’homme-loup vers la droite.
— Qu’est-ce que c’est, Alex ? s’inquiéta le policier.
— Des elfes…
— Ils ne vivent pas au Pôle Nord avec le Père Noël ?
— Avec qui ?
— Je t’en reparlerai plus tard. Dis-moi plutôt ce qu’ils nous veulent.
— Ils protègent la forêt depuis des milliers d’années et ils n’aiment pas que nous salissions les pierres.
— Ont-ils le pouvoir de nous chasser ? voulut savoir Paul.
— Pas tant que je serai ici. Ils pourraient par contre faire tomber de la pluie pour faire disparaître les pentagrammes.
— Quelle mauvaise idée, fit observer Christian.
— Parles-tu leur langue ? s’enquit Sylvain.
— Nous nous comprenons.
— Dans ce cas, explique-leur ce que nous faisons ici. Je n’ai pas envie de recommencer ces dessins deux fois.
Alexei sortit du cromlech.
— Montrez-vous, commanda-t-il.
Faher et son fils s’avancèrent entre les arbres, suivis d’une dizaine de leurs semblables. Au-dessus d’eux, le ciel avait commencé à s’assombrir.
— Si vous faites tomber une seule goutte, je vous pourchasserai jusqu’au dernier, gronda l’homme-loup.
— Personne n’a le droit de profaner les pierres magiques.
— Nous utilisons une substance qui partira avec la pluie.
— Pourquoi n’allez-vous pas faire vos dessins ailleurs ? le piqua le jeune Ayel.
— Parce que c’est le seul endroit où nous pouvons piéger le sorcier.
Ce dernier mot fit frémir les elfes.
— À moins que vous sachiez comment nous en débarrasser autrement, poursuivit Alexei.
— Nous avons vu les créatures ailées, se radoucit Faher.
— Ce sont les serviteurs d’un homme qui tient son pouvoir de Satan lui-même.
— Des symboles ne viendront pas à bout de lui, aussi sacrés soient-ils.
— Ils l’emprisonneront suffisamment longtemps pour que le policier qui m’accompagne le mette en état d’arrestation.
Alexei n’y croyait pas vraiment, mais il lui fallait donner une bonne raison aux elfes de ne pas rendre inutiles tous leurs préparatifs.
— Combien de temps serez-vous ici ? demanda Faher.
— Seulement cette nuit.
— Demain, nous reviendrons réparer les dommages.
L’homme-loup demeura silencieux. Comment réagiraient les elfes s’ils trouvaient une pile de cadavres à moitié consumés ? Faher fit signe à ses semblables de reculer.
— Tout est arrangé, annonça Alexei en retournant à l’intérieur du cercle de pierres.
— Tu m’en vois soulagé, avoua Sylvain, qui n’avait même pas terminé le premier pentagramme.
L’obscurité envahit la forêt quelques heures plus tard, et Alexei dut tenir une lanterne devant les feuilles en papier à partir desquelles Sylvain reproduisait les symboles.
— Je trouve étrange que les rôdeurs n’essaient pas de nous nuire, laissa tomber Christian, qui surveillait le ciel étoilé.
— J’espère qu’ils ne survolent pas la maison de Tatiana, renchérit Paul.
— Je ne ressens aucune détresse de ce côté, affirma Alexei.
Ils mangèrent les fruits qu’ils avaient apportés et burent un peu d’eau. Pas question d’avoir l’estomac lourd pour affronter le Faucheur.
Finalement, à minuit, Sylvain peignit le dernier symbole et recula pour observer son travail à la lueur des lampes à l’huile.
— Je n’ai rien oublié, déclara-t-il, satisfait. C’est à toi de jouer, Alex.
Le journaliste ramassa ses affaires et alla les porter à l’extérieur du cromlech. Il revint se poster entre deux menhirs, imitant Christian et Paul, mais tout comme l’avait prédit le policier, il choisit de s’armer d’une caméra plutôt que d’une carabine. Il avait passé la veille à répéter avec Alexei les mots en latin qui attireraient le sorcier et espéra que celui-ci s’en souvienne.
L’homme-loup s’assit sur le sol et ralentit sa respiration jusqu’à ce qu’il atteigne l’état méditatif qui lui permettrait de lancer son appel sur plusieurs plans à la fois et non seulement dans cette partie de la forêt. Il remercia le ciel d’avoir mis sur sa route des hommes qui lui permettaient d’affronter le mal d’une façon différente, puis se sentit prêt à faire face à celui qui lui ravissait son bonheur depuis des milliers d’années.
— Divinus patrocinium fata imperare daemon remittere inferi, prononça Alexei d’une voix forte.
Sylvain lui avait demandé de répéter ce commandement jusqu’à ce que Desjardins, irrité, accoure dans le cromlech, en personne ou en pensée, car une confrontation psychique n’était pas exclue. Si le sorcier avait réussi à s’infiltrer dans la tête de Christian, de Simon et de Danielle, il n’était pas impossible que le combat ait lieu dans l’esprit de l’homme-loup.
Alexei répéta les mots sans se lasser, bien décidé d’en finir avant le lever du soleil.
Assis devant un large vase rempli de sang, entouré de cierges noirs, Frédéric Desjardins ouvrit subitement les yeux et écouta les menaces que proférait le responsable de l’emprisonnement du Jaguar.
— Alors tu veux jouer dans la cour des grands, Mikal… se réjouit-il.
Il passa lentement la main au-dessus du liquide rouge. Aussitôt, une image y apparut : l’homme-loup était assis au milieu d’un cercle de pierres et récitait des mots vides de sens comme un vieux disque abîmé.
— Tu ne sais même pas ce que tu dis, pauvre imbécile… Tu n’as jamais compris l’importance des rituels et de la hiérarchie. Je vais donc me faire un plaisir de t’inculquer un peu de respect avant que tu rejoignes tes ancêtres dans l’autre monde… et le maître sera fier de moi.
Le Faucheur se redressa et leva les bras devant lui.
— Approchez, mes mignons, ordonna-t-il.
Deux individus aux cheveux sales portant des loques s’approchèrent du sorcier en plissant les yeux, incommodés par la lumière des chandelles.
— Pendant que je m’occupe du casse-pied, allez me chercher les victimes que j’ai promises à Satan.
Les deux hommes clopinèrent jusqu’à la sortie de la grande salle et se transformèrent en rôdeurs. Ils déployèrent leurs ailes de chauve-souris et s’élancèrent dans la nuit. Lorsqu’ils eurent quitté la forteresse, Desjardins entra en transe.
— Maintenant, à nous deux, Mikal.
* * *
Une fumée noire sortit de terre et prit une forme vaguement humaine à quelques pas d’Alexei. Ce dernier se leva aussitôt, devinant qu’il s’agissait de son ennemi. Christian et Paul pointèrent aussitôt leurs carabines vers le curieux phénomène, tandis que Sylvain le filmait et le photographiait.
— J’ai entendu ta ridicule incantation, Mikal, mais elle ne m’a nullement forcé à me rendre jusqu’à toi. Si je suis ici, c’est que je le veux bien.
La voix de Desjardins semblait provenir de partout à la fois. Alexei n’eut pas le temps de faire un seul geste, que la silhouette sombre devint soudain très nette. Desjardins se tenait maintenant au milieu du cercle de pierres, vêtu d’une longue tunique rouge. Son teint crayeux et ses traits tirés lui donnaient un air cadavérique.
— J’ai honte de le dire, mais mon maître s’est vraiment fourvoyé lorsqu’il a vu en toi son successeur. Tu n’es qu’un imposteur qui s’est trop longtemps amusé à épater la galerie. Si lui n’y a vu que du feu, moi, par contre, je suis lucide et perspicace.
— Je ne ressens pas son énergie, indiqua Alexei à ses amis.
— Tu prétends posséder des pouvoirs surnaturels et tu te fies encore à tes sens physiques ? Tu es encore plus stupide que je ne le pensais. Crois-tu vraiment pouvoir me terrasser dans cette enceinte de vieilles roches barbouillées de symboles qui ne veulent rien dire ?
Pour en avoir le cœur net, l’homme-fée fit un pas vers le sorcier.
— Alex, fais attention ! s’exclama Sylvain.
Il s’arrêta net, s’entourant de son bouclier invisible.
— Depuis quand obéis-tu aux ordres, Mikal ?
— Tu ne terroriseras plus jamais personne, Faucheur.
— Personne ne peut m’arrêter, et surtout pas toi.
Desjardins se mit à marcher autour d’Alexei, qui tourna lentement sur place pour ne pas le perdre de vue.
— Je pense que tu n’as pas saisi ce qui se passe, en ce moment, poursuivit le Faucheur. Cette nuit est un moment de l’année très important pour les vrais sorciers. Contrairement à ce que croit l’amateur qui a peiné sur ces dessins, ce n’est pas le bon jour pour faire de la magie blanche. C’est durant les prochaines heures que Satan recevra de tous ses serviteurs, partout dans le monde, les offrandes qui leur permettront de devenir encore plus forts.
— Ne le laisse pas empoisonner ton esprit, Alex, recommanda Christian.
— Monsieur Pelletier, quel honneur de vous compter parmi nous. Toutefois, ce n’est pas avec vous que je suis venu m’entretenir. Attendez votre tour.
Des flammes d’une impressionnante intensité jaillirent de la circonférence intérieure du cromlech, forçant Christian, Paul et Sylvain à reculer pour ne pas prendre feu.
— Alex ! hurla le policier, fou d’inquiétude.
Il déposa son arme sur le sol et tenta d’escalader le menhir le plus près de lui, afin de pouvoir observer ce qui se passait de l’autre côté du mur incandescent.
— Christian, fais-lui confiance, implora Sylvain. Si tu te casses le cou, tu ne nous seras d’aucun secours.
— Que peut-on vraiment faire contre un homme qui maîtrise le feu ? s’étonna Paul.
— Nous, rien, affirma le journaliste. Mais Alex est différent de nous.
L’homme-loup ne s’inquiéta pas de se retrouver emprisonné dans le cercle de pierres avec son adversaire. En tait, cela lui plaisait énormément, car il pourrait agir à sa guise sans essuyer les protestations de Christian.
— Comme je le disais, cette nuit, moi aussi je devrai renouveler mon serment d’allégeance à Satan. Pour te faire plaisir, j’ai choisi d’immoler tes amis et de lui offrir leurs viscères.
— Ils n’ont rien à voir là-dedans ! s’exclama vivement Alexei.
— Tous ceux qui t’ont aidé à écraser mon maître périront par ta faute. Lorsqu’ils auront tous disparu, les disciples du Jaguar trembleront en entendant mon nom, tandis que les pauvres mortels ne comprendront pas ce qui a bien pu se passer dans cette étrange famille de fées. Toi, tu mourras évidemment le dernier, car je veux que tu entendes les cris et les supplications de ceux que tu aimes.
— C’est plutôt moi que tu affronteras en premier, car je ne te laisserai pas te rendre jusqu’à eux.
— Tu as vraiment un problème d’audition, Mikal. Ouvre plus grand tes oreilles. Je vais d’abord torturer la petite amie du policier, puis j’irai chercher la famille du procureur de Québec. Ensuite, ce sera au tour des jolies fées qui habitent non loin d’ici, et de la femme du journaliste. Puisque j’ai toujours voulu avoir un fils, je garderai son bébé.
— Tatiana, je ne pourrai pas dominer ma colère encore bien longtemps, siffla Alexei entre ses dents.
Il ferma les yeux et sentit tout son corps se mettre à trembler.